vendredi, février 24, 2006
Une valse tourbillonnante de chansons d’amour
Palais de Tokyo, Paris
08/Déc./2005 – 08/Jan./2006
Six tasses à thé géantes équipées de petites roulettes permettant de s’orienter dans l’espace sont couvertes de différentes couleurs unies et mielleuses. Dans le siège intérieur de chaque tasse est assis un bébé avec sa tétine à la bouche. L’ensemble de cette œuvre nous donne une vision à la fois enfantine et joyeuse, comme une invitation au retour vers le passé pour nous rappeler le bon temps de l'enfance où l'on s'étourdit dans un manège de fête foraine. Mais cette vision est trompeuse. Ces tasses mobiles avec leurs bébés colorés ne sont pas seulement des pièces gaies et séduisantes inspirées d’un goût «kawaii» et faites uniquement pour décorer l’immense plate-forme du rez-de-chaussée de Palais de Tokyo. L’intérieur de ces véhicules est doté des nouvelles technologies les plus avancées. Cartes Wifi, microprocesseurs, lecteurs MP3 (musique numérisée), moteurs et capteurs digitaux, notamment, sont reliés à une base de donnée centrale qui se situe non pas en France mais au Musée National des Beaux-Arts de Taiwan à l’autre bout du monde. C’est à travers la connexion internet et le réseau local du musée, à l’aide d’un lecteur amovible ou d’un téléphone mobile que des morceaux musicaux sont transmis de machine en machine, puis joués par les bébés-robots quasiment en temps réel. C’est à ce moment-là que les passagers également installés dans ces véhicules entendent les chansons d’amour transmises par les visiteurs dans le lieu d’exposition et par les internautes. Ces chansons d’amour sont, nous explique l’artiste, comme des mémoires et des émotions (ME) personnelles confiées par différents individus. Et grâce au contrôleur digital placé au centre du véhicule, chaque passager est invité à jouer le rôle de disque jockey, à accélérer, ralentir, avancer ou reculer et ainsi entraîner le déplacement du véhicule. Au fil du temps, l’intervention des passagers et le nombre de participants réels ou virtuels qui ne cesse d’alimenter la transmission informatique de machine en machine, provoquent une saturation des remix musicaux qui bouchonnent et se mélangent à l’intérieur des bébés-robots et entraînent un mouvement de plus en plus rapide et agaçant du véhicule, tout comme une valse tourbillonnante de chansons d’amour qui aboutit enfin à une panne soudaine.
Cette installation multimédia intitulé Baby Love est la deuxième création artistique de la série «Locker Baby» (bébé consigne) de l’artiste Shu-Lea Cheang. Elle sera présentée au Palais de Tokyo au début du mois de décembre 2005. L’artiste s’est inspirée de l’idée de communication de masse en nous en livrant sa vision personnelle. En évoquant les trois activités principales de la vie humaine – s’amuser, aimer et travailler – l’idée de départ de l’artiste était d’essayer d’imaginer un monde futur basé sur le développement des nouvelles technologies actuelles. Les bébés-robots représentent à la fois des récepteurs-émetteurs de diverses informations venants du monde entier, mais aussi des automates post-humains. Sans émotion propre, ces automates sont alimentés par des ressources numérisées à travers des réseaux virtuels. La dépendance technologique issue de la mise en réseau reflète justement la condition de vie d’un homme moderne dans son rapport avec l’environnement social. Sans doute, l’artiste a voulu montrer une société en pleine mutation, évoluant vers un monde virtuel de plus en plus présent, sans oublier la référence au clonage biologique, le mouton Dolly, issu d’une technologie sans équivalent dans le domaine de la procréation. Et c’est cette mutation scientifique, biologique et technologique qui a bouleversé le rapport social entre les hommes et ainsi créé une relation non plus inter-humaine mais inter-machine. La numérisation de la matière et la communication virtuelle en temps réel symbolisent la situation angoissante de l’homme dans notre société actuelle. Si la mémoire et l’émotion n’ont plus leur réalité propre dans l’ordre sensoriel, et sont transmises et mises en abîme par de nouvelles inventions technologiques qui sont récupérées ensuite par le système économique et capitaliste au travers de gadgets techno-sensoriels, notre mémoire et notre émotion individuelles renvoyant à notre lointaine enfance garderont-elles une réalité qui leur est propre et qui est issue d’un imaginaire personnel irréel, ou a contrario, s’inscriront-elles dans une réalité présente, immédiate, sans cesse réactualisée, sans passé ni futur ?
Baby Play , le premier volet de la série «Locker Baby», a été réalisé et présenté il y a 4 ans au NTT Centre d’Intercommunication (ICC) de Tokyo au Japon. L’artiste poursuit le même concept pour cette deuxième création du même projet. Elle semble encore vouloir créer une atmosphère enfantine mais en même temps inquiétante qui reflète l’image d’une société pressante et chaotique menacée par l’incessant développement des nouvelles technologies dans les pays développés, notamment le Japon et Taiwan. Ce n’est pas un hasard si Baby Love suscite le sentiment nostalgique et joyeux d’une enfance retrouvée avec ses tours de manège. Mais il nous rappelle aussi la perte angoissante du contrôle de la vie de chacun. Entre l’épanouissement de la vitesse et le débordement de l’information, nous sommes enfermés et immergés dans une circulation d’information et de communication de plus en plus rapide et spectaculaire et un environnement sensoriel de plus en plus discontinu et virtuel, jusqu’au moment où la technologie nous lâche, nous trahit. Ne reste alors qu’un automate vidé de ses mémoires et émotions artificielles de joie, de peur, d’amour et d’angoisse, sans vie.